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Le pays des autres de Leïla Slimani. Entretien

«Un jour de septembre 1947, alors qu'elle était enceinte de sept mois, elle s’était retrouvée sur l’avenue de la République que la plupart des Meknassis appelaient simplement "l’Avenue". Il faisait chaud et ses jambes étaient enflées. Elle s’était dit qu’elle pourrait aller au cinéma Empire ou se rafraichir sur la terrasse du Roi de la Bière. Deux jeunes femmes l’avaient alors bousculée. La plus brune s’était mise a rire : "Regarde celle-là. C’est un Arabe qui l’a engrossée" ».

Quel est ce «pays des autres» ?
J’ai toujours eu l’impression, en France ou au Maroc, de vivre dans le pays des autres. Dans ce roman, j’essaie de faire la généalogie de ce sentiment d’étrangeté, de minorité. C’est en revenant à l’histoire de mes grands-parents que j’ai compris que c’était exactement ce qu’ils avaient vécu. Mon grand-père marocain s’est battu pour le pays des autres, puis il est revenu dans un pays dominé par d’autres. Ma grand-mère française s’est retrouvée dans le pays des autres. Et les femmes marocaines, soumises à des interdits arbitraires, vivaient dans le pays des autres, qui est le pays des hommes.

Amine et Mathilde, ce couple inspiré par vos grands-parents, est en rupture par rapport aux générations précédentes…
Mouilala, la mère d’Amine, défend la tradition : hommes et femmes doivent rester chacun de leur côté de la frontière, toute transgression mettrait l’ordre du monde en péril. Selma, la sœur d’Amine, représente la génération de femmes qui émerge lors de l’indépendance, parce que les nationalistes marocains ont défendu l’émancipation des femmes. Mais ce qu’ils voulaient pour les femmes en général, ils le refusaient pour leurs sœurs ou leurs filles ! Amine incarne cette ambiguïté : il épouse une étrangère, mais il interdit cette modernité à Selma.

Paradoxalement, Mouilala possède une esclave…
La domination n’est pas d’un seul côté ! Dans les années 1950, mon arrière-grand-mère avait réellement une esclave et cela semblait normal. La colonisation a été horrible, profondément injuste, mais certaines traditions de la société marocaine étaient tout aussi terribles.

Vous décrivez certains personnages de colons, les uns odieux, les autres d’une profonde humanité…
Ils incarnent les différentes facettes de la colonisation, et j’ai voulu rappeler à travers eux que le Maroc a été un pays d’incroyables brassages culturels. On y croisait des Espagnols, des Grecs, des Italiens, des Hongrois, des Russes, des gitans… Les uns fuyaient la guerre, d’autres cherchaient fortune, beaucoup vivaient très modestement au jour le jour.

Ceux qui se sont battus pour la France sont revenus traumatisés à vie…
Surtout ceux qui, comme Mourad, ont enchaîné avec la guerre d’Indochine. Ceux-là ont vécu l’atrocité du combat indigènes contre indigènes, manipulés par un commandement qui redoutait la fraternisation. Après la guerre mondiale et les guerres coloniales, ils ont dû en passer par la guerre individuelle, celle de chacun pour s’en sortir. Ce volume est placé sous le signe de la guerre omniprésente.

Après le traumatisme de la guerre, le traumatisme du retour au pays ?
Ces gens, comme mon grand-père, étaient d’une loyauté extraordinaire et d’un grand courage. L’ingratitude de la France ne les a pas vraiment surpris. Ce qui a été terrible, c’est qu’à leur retour on a recommencé à les tutoyer, à les appeler Mohammed, à se moquer d’eux en les considérant comme des arriérés. Ils étaient à nouveau des indigènes dans le pays des autres.

Ce premier volume inaugure une trilogie…
J’ai envie de raconter le destin d’une famille marocaine sur trois à quatre générations, soit les soixante ans qui voient le Maroc s’installer dans la modernité, en suivant les personnages d’Aïcha, Selma et leurs enfants.

Entretien réalisé avec Leïla Slimani à l'occasion de la parution du Pays des autres.

© Gallimard